Temple de la gastronomie nationale et partie prenante de l’image-même du bon français, le pain n’a depuis des siècles jamais vraiment quitté notre cuisine. L’inusable baguette sous le bras : notre pain est intemporel.

Intemporel, mais pas pour autant hors d’atteinte. Hausse de prix, forte concurrence, inspirations étrangères, évolutions des goûts : le pain, s’il est incontournable, a été forcé de se renouveler.

Plusieurs fois, sa fin a été prédite : avec la production industrialisée et une baisse de la qualité du produit proposé (GMS), le pain a perdu de sa superbe. La consommation a ainsi chuté de 13% entre 2003 et 2013 (Crédoc).

Le secteur s’est de plus fortement restructuré : l’arrivée de chaines, comme Paul ou La Mie Câline ; la disparition de nombreuses boulangeries indépendantes ; l’industrialisation croissante du secteur avec le développement de mélanges prêts à être façonnés et d’additifs. Le pain a vu sa qualité et son image décroître, loin des saveurs appréciées auparavant.

Pourtant, il est toujours là. Comme le précisait Le Monde en 2013, l’artisan boulanger tient encore 60% du marché, face au pain de mie et à la grande distribution. Grâce à quoi ? Probablement l’imaginaire de la boulangerie, d’une part ; mais aussi grâce à une réelle remise en question du savoir-faire français qui a relancé le dynamisme de la profession. Un renouveau qui ne date que du début des années 2000 (comme le note l’historien Steven Kaplan dans Le Retour du bon pain).

Au cœur de cette renaissance, plusieurs phénomènes : la reconnaissance du savoir-faire boulanger ; le succès croissant des innovations et des tendances étrangères en France ; et un retour aux saveurs, authentiques ou nouvelles.

Crédit photo : Le Grenier à Pain 

Le goût et l’expertise, de plus en plus reconnus ! 

C’est un cercle vertueux : les consommateurs de plus en plus avertis apprécient mieux le savoir-faire de leur boulanger et en font des stars ; et à l’inverse, ces derniers proposent de plus en plus d’innovations et éduquent le consommateur. Et ce schéma alimente une évolution vers le haut du marché.

Ces boulangers stars, si l’on peut les nommer ainsi, se sont faits un nom, comme les bouchers ou les pâtissiers, essentiellement grâce à deux vecteurs. Le premier, s’inviter à la table de grands restaurateurs, au même titre qu’une belle pièce de bœuf ou qu’un chocolat artisanal. Le second, grâce à une offre renouvelée, soit tout en originalité, soit autour d’un produit phare, leur signature. Petit coup d’œil sur quelques boulangers bien côtés, qui ont remis le pain au centre de la discussion mais surtout au goût du jour.

Crédit photo : New Yorker

Apollonia Poilâne, 6ème  : la boulangerie était pour elle une histoire de famille et Apollonia Poilâne, diplômée de Harvard, a fait de son héritage une vraie success story. De la spécialité maison, la miche de pain au levain, jusqu’aux pains au seigle ou aux noix, elle s’est surtout implantée auprès de professionnels, tant fromagers que cavistes, et à l’international, comme au Japon.

Rodolphe Landemaine : il avouait au Monde en 2013 avoir choisi le secteur du pain, non par « amour » pour le produit, mais car le secteur laisse « tout à reconstruire ». C’est un symbole de ce renouveau du pain, avec un développement en France comme à l’étranger, en particulier (lui aussi) au Japon.

Jean-Luc Poujauran, 7ème : un pain de campagne au levain, des petits pains au maïs et différentes créations : Jean-Luc Poujauran ne livre plus que des professionnels, en France comme à l’étranger. Un succès qui illustre ce retour du pain en tant que produit gastronomique, loin de la grande surface.

Benoit Castel, 10ème : si ses établissements (Liberté) présentent une apparence dépouillée et moderne, le pain de Benoit Castel n’en reste pas moins savoureux et authentique. Il est ainsi l’un des rares à encore utiliser le four à bois (en particulier dans Paris) et cultive toujours l’excellence. Entre élégance et amour des bonnes choses, il s’est notamment implanté au Lafayette Gourmet.

Frédéric Lalos, 15ème : créateur des boutiques Quartier du Pain, Frédéric Lalos a commencé jeune, élu meilleur ouvrier de France à 26 ans. Sa spécialité : le pain Longuet, au levain de sarrasin et froment, une création très rustique. Il sert le chef Piège, comme le Royal Monceau ou le Meurice.

Gontran Cherrier, 18ème : une communication rondement menée et des créations originales : Gontran Cherrier doit autant son succès à la maîtrise de son image qu’à son savoir-faire. De ses pains aromatiques, aux buns pour hamburgers de tout goût, et toute couleur, il a très rapidement séduit de nombreux restaurateurs, et fait de ses boutiques des endroits tendance.

Dominique Saibron, 14ème : de Thierry Marx à Guy Martin, en passant par ses nombreuses boutiques au Japon, cet ancien pâtissier a su construire un véritable empire de la boulangerie, où sa baguette Alésiane et ses pains bios trônent en stars.

Crédit photo : Magazine Mint

Christophe Vasseur, 10ème : ancien commercial dans le secteur de la mode, son histoire a été racontée et re-racontée : une reconversion comme on les aime, réussie, dans sa boutique Du Pain et des Idées, où le pain des amis confectionné « à l’ancienne » est un énorme succès. Parmi ses clients, Alain Ducasse, notamment.

Basile Kamir, 14ème : ancien journaliste, il n’était à l’origine pas boulanger de vocation. Mais derrière son pain bio cuit au four à bois et ses implantations dans les lieux hype de Jean-Louis Costes, Basile Kamir a rejoint le cercle des boulangers stars, ouvrant progressivement plusieurs boutiques.

Eric Kayser, 5ème : difficile de choisir un arrondissement pour Eric Kayser, tant son développement est aujourd’hui abouti : de nombreuses boutiques en France comme à l’étranger (Japon, Russie), son premier best-seller, la baguette Monge, et aujourd’hui plus de 60 variétés de pains. C’est l’un des boulangers les plus populaires, servant l’Elysée et le Sénat, comme les tables de Joël Robuchon.

Les inspirations exotiques

Le renouveau du pain en France s’est aussi nourri d’inspirations extérieures : la baguette blanche n’est plus l’unique choix des Français, bien au contraire. Le succès du snacking et la tendance croissante des consommateurs à déjeuner dehors ont permis l’éclosion de nouvelles offres, importées, et qui diversifient la concurrence.

Crédit photo : Luxury Insider

Ces nouvelles inspirations ont révolutionné les formes et les goûts. Les traditionnels burgers et bagels venus d’outre-Atlantique ont par exemple très rapidement été adoptés en France : Gontran Cherrier, Eric Kayser et Hugo Santrot proposent tous leurs buns, avec des pains à burgers soignés ; du côté des bagels, les boutiques Stanz ou l’Atelier du Bagel ont adopté les pains américains. Un succès tant en snacking qu’en restauration, ces dernières années à Paris.

Ces nouvelles tendances ne sont d’ailleurs pas uniquement nord-américaines. Les focaccias et ciabattas fleurissent aujourd’hui en boulangerie, en épiceries italiennes ou en sandwicheries. Constat similaire pour le pain pita, utilisé pour les souvlaki grecs par exemple chez Filakia, mais aussi dans les établissements de cuisine libanaise ou encore israélienne.

Citons aussi le paratha indien, le matlouh algérien, le pain broa portugais, le « soda bread » serbe, les pains croustillants nordiques (Maison Lebon, 17ème), le pain grec chez Gallika. Benoit Fradette, Québécois basé à Aix-en-Provence, a lui développé le pain aux influences incas, au quinoa et à l’amarante. Le pain de mie, à l’image moins positive, revient lui aussi sur le devant de la scène, mis en lumière par les enseignes britanniques Marks et Spencer ou encore Prêt à Manger. Alors que le Français consommait encore il y a trente ans sa baguette blanche à chaque repas, la consommation du pain s’est très largement diversifiée et s’est ouverte aux influences étrangères.

Toutes ces tendances ont pour la plupart un point commun : si le pain a tant su se renouveler, c’est souvent car les professionnels l’ont mis au service d’autres produits. Il n’est plus rare de trouver d’excellents pains dans les bars à vin, mais surtout dans les sandwicheries, dans les kebabs de luxe ou autres snackings haut de gamme. Des pains travaillés pour s’adapter aux nouvelles pratiques de consommation, par exemple comme chez Grillé ou encore Our, les kebabs de haute qualité. Même constat avec le succès du sandwich Banh Mi, spécialité vietnamienne, que l’on peut déguster à Bulma. Le retour dans certains bistrots du sandwich parisien par excellence, le Jambon-beurre, illustre cette évolution.

Et ces nouveaux genres de pain séduisent les industriels : on retrouve aujourd’hui chez Harrys le pain pour hamburgers Graines et Céréales alors que les pitas apparaissent en grande surface, à côté des focaccias, ou autres bagels. N’oublions pas le savoir-faire anglais autour du pain de mie frais notamment, avec par exemple Warburton, N°1 au UK en la matière.

Nouvelles farines & innovations ? Toute une filière tournée vers plus de saveurs 

Crédit photo : Idees Miam

Ces dix-quinze dernières années ont ainsi marqué un retour progressif aux saveurs, au goût du pain : si bien sûr tous les pains vendus aujourd’hui ne sont pas de grande qualité, une remise en question identique à celle des boulangers s’est faite dans les minoteries. Ces dernières années ont marqué notamment l’avènement de nouvelles farines, aux goûts plus aromatiques : châtaigne, noisette, pois chiche, quinoa et autres saveurs, qui permettent aux artisans, mais aussi aux particuliers, de façonner de nouvelles recettes, plus innovantes. Les meuniers ont aussi en partie permis le retour de produits sans additifs, et de recettes plus authentiques, avec le retour du levain, des saveurs du froment. On trouve aujourd’hui chez les fabricants une large palette de farines, du sarrasin au seigle, en passant par l’épeautre.

Autre nouveauté : le succès des graines en tout genre, qui donnent aux artisans de nouvelles possibilités en terme de couleurs, d’arômes et de textures. La créativité des fabricants et artisans surfe à présent sur les mies de couleurs, sur l’apparence des croûtes, pour des créations surprenantes : le bun Gontran Cherrier à l’encre de sèche évolue par exemple très loin des codes de la boulangerie.

Il y a quelques années, il n’était que peu imaginable de s’aventurer autant sur des marchés parallèles ou de s’autoriser de telles innovations. Signe que la boulangerie et l’industrie du pain se sont renouvelées. Cette renaissance, qui parait presque miraculeuse, est en réalité conforme aux tendances alimentaires d’aujourd’hui, sans doute plus entreprenantes.